Ancien bon crossman tricolore passé avec succès à l’enduro dans les 90s, mentor d’une brillante génération d’enduristes ayant glané les lauriers à l’international au début du 21e siècle, prestataire en charge de la compétition pour KTM France depuis 22 ans, Eric Bernard occupe aujourd’hui de nouvelles fonctions pour la filiale tricolore du groupe Pierer Mobility. Des missions lui permettant d’être un observateur privilégié de la scène actuelle.
Alors Eric, peux-tu nous en dire plus sur tes fonctions au sein du groupe KTM Mobility France ?
J’ai toujours le même rôle, mais il s’est naturellement étoffé avec l’évolution de la société. Je m’occupe du sport pour les trois marques du groupe Pierer, KTM, HVA et GASGAS, principalement pour l’enduro, même si je suis aussi présent en cross et un petit peu en trial désormais. Après, n’ayant plus de structure à gérer, cela me laisse plus de temps pour m’occuper d’autres activités comme la presse tout-terrain ou l’encadrement de clients sur les événements comme les Trail Adventure Days ou l’Alpes Aventure Motofestival de Barcelonnette, voire les KTM Adventure Tours. J’assure aussi l’assistance des clients KTM sur les Six-Jours ainsi que plusieurs présentations de la gamme trail dans les concessions de la marque.
Multitâche donc !
Absolument !
Depuis combien de temps maintenant es-tu prestataire pour KTM ?
22 ans ! Mais je l’avoue, je prends vraiment mon pied dans ce que je fais. Notamment parce que je suis plus polyvalent qu’avant. En vieillissant, j’apprécie de découvrir de nouvelles choses. Et puis contrairement à ce que l’on pourrait croire, j’ai carte blanche pour mes opérations, ce qui est vraiment gratifiant.
Tu as vu KTM se transformer en quelques années, que peux-tu en dire ?
Je suis rentré en 95 comme pilote avec des motos qui marchaient très bien, les 2T avec kick à droite et depuis, elles n’ont cessé d’évoluer. C’est impressionnant. Avec la crise de 2008 et les rachats de HVA et GASGAS, on a pu douter des capacités du groupe à progresser, mais les produits ont toujours été parmi les plus performants. J’ai un grand respect pour monsieur Pierer car il a mené sa boîte jusqu’au top de la hiérarchie mondiale. KTM a gagné aux Etats-Unis, en MotoGP et aujourd’hui, on propose des motos fiables, homogènes, performantes, qui plaisent énormément. Vous n’imaginez pas combien je reçois d’appels de pilotes qui veulent absolument rouler avec nos motos. La philosophie de chaque gamme est toujours plus aboutie. On le voit avec les dernières KTM ou HVA cross, des machines qui regorgent de détails et d’évolutions intelligentes. Je parle des leviers réglables, comme j’évoque l’accès au filtre à air, l’anti-patinage, le shifter, la répartition des masses toujours plus aboutie… C’est aussi le cas sur les gammes route. Je le constate lorsque j’encadre des balades avec des Duke, des Adventure. A chaque essai, la performance, la maniabilité, la légèreté et le caractère des motos sont mises en avant par les clients.
« J’ai un grand respect pour monsieur Pierer car il a mené sa boîte jusqu’au top de la hiérarchie mondiale »
Tu aimes toujours suivre le sport, l’enduro notamment ?
Oui, mais j’ai toujours du mal à parler d’autrefois car on a alors tendance à passer pour un vieux con. Mais j’ai vécu de très belles années. J’ai connu des succès sportifs incroyables avec les pilotes que j’encadrais, des gars avec qui je suis encore en contact, ce qui est toujours appréciable. Ce n’était pas que professionnel. Une année me reste particu- lièrement en mémoire: 2012. Ça a été ma plus belle saison avec l’obtention de tous les titres français et mondiaux. Dans toutes les catégories: Bellino en Junior, Meo en E1, Pela en E2 et Nambotin en E3.
La célèbre “école Eric Bernard”.
L’école, c’est un grand mot. Je n’ai rien inventé. Ma réussite a été de former des cross- men en enduristes performants. Il y en a eu d’autres que les quatre précités. Il ne faut pas oublier non plus Jérémy Tarroux, Loïc Larrieu, Hervé Versace, Freddy Blanc, Olivier Rébufie… Après, je n’avais pas non plus trop le choix que d’agir ainsi car on ne m’a pas laissé le temps de produire des champions. Prestataire pour KTM, je devais décrocher des titres le plus vite possible et c’est pourquoi l’option de former des crossmen de 20- 25 ans était la plus intelligente. Ça reste d’actualité. Si la France voulait revenir au même niveau qu’autrefois en Mondial, elle devrait reprendre cette solution. La meilleure preuve en est Zachary Pichon qui triomphe dès sa première année dans la spécialité! C’est l’une des choses que j’ai dites, maintenant, on ne semble pas prêt à m’écouter. Mais la recette est simple.
Tu t’attendais au succès de Zachary ?
Oui. Il est presque normal, logique. Je ne suis pas surpris de son niveau et je pense qu’il va encore progresser. Je reste persuadé que le cross est la meilleure école pour l’enduro parce que c’est la meilleure discipline pour travailler sa technique, même s’il est utile de pratiquer également le trial. Le cross est aussi l’activité la plus fun, entre les sauts, les virages avec ornières… Jusqu’à 18-20 ans, c’est l’idéal pour travail- ler son pilotage. Et pour moi, les pilotes engagés dans les championnats internationaux de motocross sont des clients potentiels pour percer en enduro. Si on pouvait leur proposer un programme intéressant pour intégrer l’enduro, je suis sûr que pas mal s’y engageraient. Et qu’ils seraient en lice pour la victoire aux Six-Jours en très peu de temps… Pour moi, je ne vois pas où est le problème. On a de très bons pilotes tricolores en motocross, j’en suis super heureux, mais je ne comprends pas pourquoi on ne veut pas changer la donne en enduro, surtout que ce n’est pas compliqué. Zach nous l’a encore prouvé!
Tu as livré ta réflexion aux hautes autorités sportives du pays ?
Oui. J’ai fait part de mon avis… On m’a entendu mais écouté, je ne crois pas… C’est leur choix, je l’accepte, mais c’est tellement dommage. On devrait être une nation leader en enduro car on en a les moyens et on sait comment faire. Et encore une fois, je n’ai pas à évoquer mes états de service, j’ai juste à mettre en avant les perfs de Zach Pichon, son cursus, son âge. Des mecs comme lui, y’en a encore deux ou trois qui pourraient faire d’aussi belles choses… Je ne parle pas d’une vingtaine de jeunes.
Tu penses à qui ?
Je ne vais pas me permettre de faire le boulot de nos spécialistes, quand même (rires). Maintenant, tu mets nos crossmen dans quelques teams motivés pour les accompagner une ou deux années et là, la mayon- naise prendra. Il leur suffira juste de s’investir et de se donner à fond, comme l’ont fait tous les pilotes dont je me suis occupé. Quand, en 2012, mes gars ont rem- porté toutes les catégories, on organisait des camps d’entraînement qui n’étaient pas des parties de plaisir. Tout le monde se tirait la bourre, du matin au soir. Je les regardais, assis dans un fauteuil en bord de piste, j’avais l’impression d’assister à un GP tant ils se donnaient. Ils faisaient leurs manches sans jamais rechigner, mais toujours dans une bonne ambiance. C’est aussi la raison pour laquelle ils ont réussi.
Financièrement, les gars peuvent s’y retrouver en enduro ?
Oui… Au niveau mondial tout du moins.
Tu gères désormais l’aide de KTM, comment ça se passe ?
Mon rôle est d’accompagner les teams privés, ceux de concessionnaires souhaitant s’impliquer dans le sport. Clairement, en cross ou en enduro, on aide les pilotes qui sont susceptibles de signer des podiums dans les catégories. Je peux éventuellement les prendre en stage à leur demande, pour KTM, mais c’est surtout un soutien logistique que je gère.
Pourquoi les filiales mettent-elles moins d’argent dans le sport qu’à l’époque et font-elles supporter le poids de la compétition aux concessionnaires ?
Pour le cas du groupe KTM, je pense que c’est du fait de l’élargissement de ses activités. Avant, il n’avait que le motocross et l’enduro à développer. Aujourd’hui, il doit aussi pousser le marché des motos de route, celui des trails. Il développe donc pas mal d’actions dans ces secteurs, pas que du sport d’ailleurs, qui limitent les budgets dans la sphère sportive. A côté de ça, KTM investit aussi toujours de plus en plus dans les nouveaux modèles, les nouvelles technologies et ça demande des moyens. Je pense par exemple au shifter. La marque est la seule à le proposer en 2023 sur une machine de cross originale à 70 % ! Ça demande des investissements. N’oublions pas non plus que KTM dispose aussi d’un programme sportif mondial…
On peut vivre de l’enduro en France ?
Je t’avoue que ça devient compliqué, comme en Mondial, même si je le suis moins qu’avant. Je le regrette bien sûr. Je pense qu’il y a énormément de différences entre les premiers et les suivants.
Tu considères que la discipline se porte bien ?
Sportivement, oui. Le championnat de France est complet, comme les Classiques. Maintenant, c’est peut être aussi parce qu’il est de plus en plus compliqué de pratiquer seul, de rouler dans les chemins sans être ennuyé. On s’inscrit aussi à des épreuves pour rouler l’esprit libre, sans crainte d’être embêté par les promeneurs ou les autorités. Voilà pourquoi on s’intéresse de plus en plus au cross-country… Une discipline qui se déroule sur terrain privé, donc plus facile d’accès, moins chère en engagement, moins compliquée à organiser et qui solutionne les problèmes d’homologation des motos.
Tu vois cette discipline comme le salut du tout-terrain en France ?
Attention, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit: l’enduro n’est pas fini en France ! On va heureusement pouvoir continuer à rouler dans les chemins et sur des pistes de cross pendant quelques temps, mais oui, peut être qu’un jour, ce sera la seule possibilité de pratiquer la moto tout-terrain. Le cross-country a bien marché lorsque David Castera s’en est occupé il y a quelques années et il commence à bien fonctionner avec l’actuel promoteur, Thierry Chevrot, donc on se doit, en tant que marque, d’être présents. On est partenaires de la série et on impose à nos pilotes enduristes d’y participer. Comme on incite nos pilotes de motocross à participer aux courses de supercross.
Et le rallye dans tout ça? La discipline a une grosse cote en ce moment…
Je peux t’en parler car j’en ai couru quelques-uns, 17 Dakar plus 2 Maroc. En moto, en auto… Le rallye, ça fait rêver tout le monde, comme le Tour de France. Le souci, c’est qu’on commence à penser que n’importe quel enduriste est capable de bien rouler en rallye et là, y’a maldonne. Lire un road-book et rouler vite n’est pas à la portée de tous. Finir 10e d’un Dakar, ce n’est pas très compliqué aujourd’hui. Tu restes sur tes roues, tu roules à ton niveau et ça va le faire si t’as un bon niveau en moto. Par contre, être capable de navi- guer seul et de rentrer dans les 5 premiers tous les jours, ouvrir la piste comme le font les leaders de la discipline actuellement, alors là, c’est une autre paire de manches. Là, on a affaire à des pilotes exceptionnels, très forts.
« On se doit, en tant que marque, d’être présents sur le cross-country »
Tu vois des Français qui pourraient briller en rallye ?
Je vais me faire tirer dessus, mais non. On avait Xavier de Soultrait, mais il arrête. Ne reste que van Beveren. Encore une fois, entre signer un top 15 et gagner, il y a un fossé. Ce n’est pas compliqué pour un pilote de faire le mieux possible. Par contre, quand on estime qu’il a appris et qu’il doit passer à l’étape suivante, gagner des courses, alors là, ça se corse. Quand tu vois la mentalité des Australiens, des Américains, des Sud-Américains, ce sont des tueurs qui n’ont peur de rien. C’est peut-être une question de cycle, mais je pense qu’il serait utile d’organiser des sélections avec une vingtaine de pilotes, des crossmen, des enduristes, pas forcément des gars rapides, pour juger leur comportement.
Rouler vite en rallye, c’est un don : il faut savoir anticiper le terrain. Ce n’est pas que du pilotage ! Les gars qui vivent dans le désert toute l’année ont des aptitudes qui les prédisposent à gagner des courses. Pour les Français qui veulent performer en rallye, c’est hyper difficile car pas naturel. Voilà pourquoi je n’en vois pas. Pour gagner, il faut prendre sa moto et rouler au Maroc pendant un à deux mois pour que ça devienne naturel. Le problème, c’est qu’on a un peu perdu cette notion d’investissement aujourd’hui. Il faut semer pour récolter. Si tu fonctionnes ainsi, alors ne t’inquiète pas, tu feras des résultats et une marque viendra te voir.
Dernière question, tu y croyais au come-back de tes anciens élèves sur les Six-Jours ?
Non, il faut rester les pieds sur terre. Ça roule très vite devant en Mondial. Ça aurait été une erreur de vouloir jouer devant car cela aurait impliqué une prise de risques déraisonnée et le jeu n’en valait vraiment pas la chandelle. Je pense très souvent à Mathias Bellino, à ces pilotes qui se sont fait très mal et qui vivent aujourd’hui avec des séquelles et je me dis que même si j’ai mal au dos, ce n’est rien. Je vis normalement et donc, mon message à cette équipe des Six-Jours, c’était: «Allez-y pour vous faire plaisir, mais ne pensez pas à gagner». Ils partaient derrière en plus, dans la poussière, les ornières. Focus sur le plaisir, ce qui n’était pas simple car, comme sur le Dakar, ils allaient kiffer avant l’épreuve, au début, avant de vivre l’enfer en milieu de course et de retrouver un peu de plaisir à l’arrivée, en ralliant l’arrivée en bonne santé ! Je leur souhaitais ça, d’arriver tous entiers, sans se blesser ! Ils ont vécu leurs belles années, qu’ils restent là-dessus.